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Les treize desserts de mon enfance
Il passait deux jours à préparer le repas du réveillon et le déjeuner du 25 décembre. Peu de variantes : tous les ans, on pouvait être certains de compter sur un foie gras exubérant – qu’il se targuait de faire mariner lui-même dans tout un tas d’épices plus ou moins bien dosées, le traditionnel chapon aux morilles, un plateau de fromages qui nous nourrirait matin, midi et soir pendant les huit jours qui nous sépareraient ensuite du Nouvel An, et la bûche du boulanger de la place de l’église, avec de petits personnages en plastique dessus. Et évidemment, l’incontournable table des treize desserts ! Je ne sais pas si cette table des treize desserts relevait pour lui d’une partie du repas ou s’il en allait juste d’une question de décoration.
Toujours est-il que tous les ans, immanquablement, aux alentours de 14 heures le 24 décembre, il dressait dans un coin, ce qui semblait être un petit autel aux dieux de la gourmandise. Tantôt sur un guéridon près de la table de la salle à manger, tantôt sur des étagères de la grande bibliothèque qui se trouvait pour l’occasion débarrassée de ses livres.
Je crois, au fond, qu’il prenait plaisir à mettre en place ce buffet coloré dans la pièce principale, car cela lançait un peu les festivités. Commençait alors pour nous un calvaire qui durait jusqu’au soir : nous avions interdiction d’y toucher avant le dîner ! Nous passions et repassions devant, admirant chaque élément. Rêvant devant le brillant des fruits confits, imaginant le moelleux des calissons, le fondant des énormes dattes Medjoul. L’odeur des oranges ou des clémentines envahissait tout. Il me faut dire la vérité, les treize desserts de mon enfance étaient parfois vingt-deux, ou sept, selon les années en fonction du temps qui avait pu leur être consacré.
Mon père privilégiait la quantité sur la qualité dans ces cas-là. Il valait mieux faire plus fou, plus coloré, plus énorme, quitte à sacrifier un peu sur le goût. Il fallait que ce soit festif, festif, festif. Et qui sait qui pouvait arriver ! À sa table, quand on préparait pour huit on pouvait nourrir trente. La famille, c’étaient les amis, les amis c’était la famille.
Et puis à Noël que diable, tout le monde était le bienvenu : les copains de ses enfants dont la famille vivait loin et qui n’avaient pas pu rentrer cette année, le charcutier du supermarché du village d’à côté qui avait confié passer Noël seul, la famille de potes qu’il hébergeait en attendant qu’ils retrouvent une maison. Tant de gens pouvaient être invités au dernier moment. Il fallait avoir de quoi les nourrir.
On n’a rarement eu 200 grammes de très bons petits chocolats, plutôt trois gros plats de confiseries de supermarché. Il n’y a jamais eu de fougasse, il y a toujours eu des litchis. Ce n’était pas exactement les desserts de la tradition. Ou en tout cas c’était ceux de la nôtre. Aujourd’hui que mon père n’est plus, je veille à entretenir sa mémoire au moins une fois par an, à Noël, lorsque c’est à présent mon tour de dresser la table des treize desserts. Je le fais avec mon style à moi, un peu moins brillant, bruyant, mais pas moins plein d’amour. Mes enfants adorent, et moi, de les voir comme ça tendre leurs petites mains vers un plat pour tenter de chiper un mendiant avant l’heure dite, j’ai les yeux qui brillent et je retrouve mon père.