Jusqu’au début du XXe siècle, on jouait dans la nature ou dans la rue, souvent sans jouets, parfois avec ceux fabriqués par les parents. Mais les grandes segmentations étaient déjà en place : jeux d’imitation (les chevaliers, la maman), de construction (barrages, maisonnettes, avec des pierres et des bâtons), d’exploration (la nature, les animaux) ou de société (premiers jeux de dames ou de cartes). Or, les jeux d’imitation reproduisent les rôles distincts entre les hommes et les femmes : les activités masculines sont liées à l’extérieur et à l’action (labour, artisanat du bois ou du métal, chasse, guerre), les activités féminines sont quant à elles tournées vers l’intérieur et le soin (éducation des enfants, préparation de la nourriture, tissage). Donc aux petits garçons les jeux de construction, aux petites filles les poupées ou les activités créatives d’intérieur.
Cette segmentation s’accentue lorsque la société de consommation s’en mêle. L’industrie du jouet connaît un essor phénoménal à partir des années 1950 et des marques internationales nous inondent de nouveaux jouets en plastique, dont la durée de vie est limitée afin d’inciter à consommer toujours davantage. Le code rose/bleu se met en place (auparavant les jouets étaient neutres, puisque fabriqués en bois ou en chiffon), pour bien distinguer les univers. Certains jouets échappent encore à cette logique, à l’instar des jeux de construction, type Lego, qui proposent des briques de couleur génériques ou les jeux de société, qui rassemblent toute la famille. La période des années 1970, avec l’essor du féminisme, tente de casser les codes et l’on commence à proposer des poupons aux garçons, des voitures aux filles.
Les années 1980 voient le retour des stéréotypes. Le marché, proche de la saturation, fractionne plus pour vendre plus : les parents sont conditionnés à acheter un vélo rose à la fille puis un vélo bleu au fils, au lieu d’acheter un vélo vert qui pourra convenir aux deux, et les enfants sont spécifiquement ciblés par la publicité qui attise leurs moindres désirs.
Aujourd’hui, la société a évolué, les rôles ne sont plus aussi figés. On voit de plus en plus de papas poules et de mamans bricoleuses. Les marques proposent aux petites filles des jouets ou des livres valorisant les femmes scientifiques, inventrices, engagées en politique. La charte, que le gouvernement a fait signer aux professionnels du jouet fin 2019, a d’ailleurs un but : attirer les filles vers les études scientifiques. Pour autant, on ne rééquilibre pas la société mais on la fait tendre vers un modèle masculin, tandis que les valeurs dites “féminines” et favorisées par les activités créatrices ou de soin continuent à être dévalorisées.
On se trompe également sûrement d’objectif : le jeu permet l’apprentissage, donc jouer à un jeu scientifique développe des compétences scientifiques. Mais le jeu participe surtout de la construction de soi : plus ouvert il sera, mieux l’enfant, fille ou garçon, pourra s’en emparer – voire le détourner – pour construire son imaginaire et sa personnalité. Notre rôle en tant que parents est d’ouvrir le champ des possibles. Mais concrètement, comment fait-on ? Petits conseils issus de situations vécues.
« Au secours ! Mon fils veut jouer avec une poupée mannequin ! »
Qu’est-ce qui vous gêne ? Que la poupée soit genrée ? (C’est une reproduction de femme adulte.) Qu’elle reproduise le stéréotype de la femme futile, essentiellement intéressée par la parure ? De quoi avez-vous peur ? Que votre fils vous demande de mettre du vernis à ongles ? Que les autres enfants se moquent de lui ?
S’interroger sur l’origine de ce qui vous pose problème permet de prendre de la distance. Ensuite, il faut interroger l’enfant : « Pourquoi tu as envie de jouer avec ça ? Qu’est-ce qui te plaît ? » Et si le désir est très fort, l’accompagner dans cette “différence” pour éviter que les autres le stigmatisent. Vous pouvez essayer des phrases simples comme « Tu as envie de jouer avec cette poupée, ce n’est pas habituel, mais si c’est important pour toi, je suis d’accord. Et si d’autres se moquent de toi, je serai là pour te soutenir. » De plus, le développement des enfants se fait par brusques accélérations et phases de plateau, et beaucoup d’envies sont liées à des phases qui peuvent parfois passer assez vite. Et surtout, le fait que votre enfant affirme des goûts qui vont à contre-courant est une preuve qu’il ne craint pas d’exprimer sa personnalité : il ne faut surtout pas la brimer, mais l’accompagner pour qu’il soit accepté par les autres.
« Damned, je suis féministe et ma fille ne veut que des licornes à paillettes ! »
Vous qui, en principe, êtes au fait des stéréotypes, vous êtes en train d’en diffuser un ! Pourquoi aimer tout ce qui brille conduirait forcément à devenir futile ? (L’autrice de ces lignes a joué à la poupée mannequin jusqu’à 15 ans…) ll est bien plus pertinent d’aider votre enfant à prendre de la distance par rapport aux injonctions commerciales :« Ne penses-tu pas que nous avons dépensé assez d’argent là-dedans et que nous pourrions acheter quelque chose d’autre ? », « Plutôt qu’une licorne supplémentaire, ne veux-tu pas que l’on fabrique ensemble une écurie pour celles que tu as déjà ? » Abonder toujours dans le sens de nos enfants en comblant leurs désirs, ce n’est pas les aider à cheminer et à gérer leurs frustrations. Par manque de temps, il est souvent plus facile de céder et d’acheter la fameuse licorne plutôt que de prendre du temps pour jouer avec les dix premières…
« OK, mais comment expliquer ces choix aux grands-parents ? »
La génération des baby-boomers est la première qui a pu consommer comme elle l’entendait, et il est parfois difficile de les faire revenir en arrière. Elle est très sensible aux sirènes de la publicité et encore souvent prisonnière de rôles stéréotypés. L’essentiel est de ne pas braquer et d’expliquer, sans omettre une pointe d’humour toujours bienvenue. À la remarque « Une poupée pour ton fils, mais tu n’as pas peur qu’il devienne homosexuel ? », répondez : « Non, j’ai peur qu’il devienne un bon père. » À l’imparable « Mais c’est la fête des enfants, on ne va quand même pas les priver ! », essayez : « Et si on leur proposait plutôt comme cadeau une journée avec toi, rien que tous les deux, un moment privilégié rien qu’à eux ? » N’oubliez pas : nos enfants sont sur le chemin d’un avenir plus responsable.